Imaginez un instant pouvoir traverser les Amériques en voiture, partant du Canada pour aller jusqu’en Argentine, le tout en n’empruntant qu’une seule route. Ce rêve ambitieux, c’est celui de la Panaméricaine ! Cette route est censée relier le nord et le sud des deux continents américains. L’isthme du Panama, étroite bande de terre reliant les deux Amériques, semble pouvoir concrétiser ce rêve. Durant des milliers d’années, cet isthme fut utilisé par les populations américaines pour se rendre d’un continent à l’autre. Pourtant, malgré cette connexion terrestre, il reste impossible pour un Mexicain ou un Canadien d’atteindre la jungle amazonienne ou les plages du Chili en voiture. Alors, pourquoi ce voyage est-il impossible ?
Le projet de connexion: La Panaméricaine
Le concept d’une route reliant les deux extrémités des deux Amériques naît en 1923, à l’occasion de la cinquième conférence panaméricaine. Ce projet de route est censé relier les 22 nations souveraines des Amériques continentales. Validé en 1937, le tracé de cette route s’étend sur plus de 24 000 km, sans compter les itinéraires secondaires !
La Panaméricaine part de Prudhoe Bay, au nord de l’Alaska, puis traverse le Canada, les États-Unis, et le Mexique. Elle se poursuit ensuite à travers les pays d’Amérique Centrale, comme le Salvador, le Honduras ou le Nicaragua avant de faire la jonction avec l’Amérique du Sud au Panama.
La route se poursuit ensuite à travers l’Amérique du Sud, traversant la Colombie, le Pérou ou encore le Chili pour enfin se terminer dans la province des Terres de feu, à l’extrême sud de l’Argentine. 24 000 km de routes pour relier l’océan Arctique à l’océan Austral qui borde le continent Antarctique. Une route qui traverse 14 pays différents, en PRESQUE continue.
Parce que oui, en réalité, une coupure existe sur le tracé de la route. Une coupure qui a d’ailleurs lieu au point le plus symbolique de la carte : au Panama, le pays qui fait justement la jonction entre Nord et Sud.
Le point critique de la Panaméricaine: le Darién Gap
La cause de cette coupure, c’est le Darién Gap. Cette région au sud du Panama s’étend le long de la frontière avec la Colombie. Avant d’arriver à cette coupure, la Panaméricaine traverse tout le pays depuis le nord, passant même au-dessus du canal de Panama grâce au pont du Centenaire.
Après ça, la route prend brusquement fin à Yaviza. Elle ne reprend que 60 km plus loin, dans la ville de Turbo, en Colombie. Entre les deux se trouve donc le Darién Gap, ou “bouchon du Darién”. 575 000 hectares de jungle tropicale séparant la Colombie du Panama. C’est le seul chaînon manquant pour relier les Amériques.
L’absence de route dans cette région est liée à plusieurs facteurs. Premièrement, la composition du sol ne facilite pas du tout ce genre de chantier. Recouverte d’une forêt tropicale humide, et entourée de zones montagneuses, la composition du sol y est extrêmement marécageuse. Difficile donc d’y réaliser la construction d’une route de plusieurs centaines de kilomètres.
Pour se rendre bien compte de la difficulté d’un tel projet, il faut parler des traversées véhiculées du Darién Gap. En décembre 1960, lors d’un voyage à moto de l’Alaska à l’Argentine, l’aventurier Danny Liska tente de traverser la région. Il fut contraint d’abandonner sa moto pour finir la traversée à pied et en bateau. En 1984, Loren et Patty Upton, deux aventuriers américains se lancent le même défi à bord d’une Jeep modèle CJ-5. Il leur a fallu 741 jours pour faire 201 km, soit une moyenne de 3,6 km par jour. Ça fait pas beaucoup !
Les raisons humaines
Le deuxième facteur est lui humanitaire. La région est principalement peuplée de tribus indigènes qui désapprouvent l’installation d’une route. Les Kunas, les Emberá, ou encore les Wounaans habitent encore la région. Ces tribus ont toujours maintenu leurs inquiétudes concernant ce projet. Pour eux, la route pourrait entraîner la disparition potentielle de leurs cultures, notamment en détruisant leurs sources de nourriture.
Mais la région est également déstabilisée par des conflits armés. On peut, par exemple, noter la présence des FARC. Cette armée séparatiste colombienne, considérée comme une organisation terroriste par l’Occident, occupe et déstabilise la région en commettant des meurtres, des enlèvements ou des combats armés. L’absence de voies praticables rend le contrôle de la région très difficile pour les états panaméen et colombien, et favorise le développement du crime organisé.
Le Darién Gap est aussi intensément sujet aux voies de migrations illégales. Étant la seule jonction terrestre entre Amérique du Nord et celle du Sud, les migrants sont contraints de traverser la région malgré ses dangers. En 2023, plus d’un demi-million de personnes ont traversé la forêt du Darién pour se diriger vers le Nord et fuir la pauvreté et les crises humanitaires de l’Amérique du Sud. D’ailleurs, l’Amérique du Nord ne voit pas forcément d’un bon œil la construction d’une route qui favoriserait l’arrivée de ces migrants. Aujourd’hui, le Darién Gap agit comme un tampon.
Ces migrants doivent donc faire face à la dangerosité de la nature, mais également à la dangerosité des groupes criminels. Selon des rapports de l’ONU, les migrants et les réfugiés sont particulièrement exposés à de multiples formes de violation des droits humains, dont des violences sexuelles, des meurtres, des disparitions, des trafics, ou des vols.
Eviter un désastre écologique, mais finir la route ?
Le dernier facteur s’opposant à la construction d’une route dans la région est d’ordre écologique. Le Darién Gap abrite une forêt vierge, quasi intacte aujourd’hui. C’est une véritable réserve de biodiversité et l’une des plus grandes étendues de forêt vierge restant dans les Amériques. La construction d’une autoroute d’environ 130 km entre Yaviza et Turbo viendrait forcément menacer l’équilibre écologique de la région.
Des projets ont pourtant tenté de combler ce chaînon manquant dans la Panaméricaine. D’abord en 1971, notamment grâce à l’aide financière des États-Unis, avant que le projet ne s’arrête en 1974 à cause des contestations écologiques. Deuxième tentative en 1992, mais cette fois ce sont les Nations unies qui s’y opposent en considérant que les dégâts environnementaux seraient trop importants.
Les militants qui s’opposent à la Panaméricaine considèrent qu’une autoroute à cet endroit mettrait en péril la réserve naturelle. Ils utilisent d’ailleurs l’exemple de la région de Yaviza, ville où l’autoroute prend fin. Il y a 20 ans, cette région était entièrement boisée, mais depuis la construction de la route, la forêt a quasi intégralement disparu.
En face, d’autres militants défendent le projet et tentent de trouver un compromis. Les motivations sont avant tout économiques. Une route entre le Sud et le Nord permettrait de faciliter les échanges entre les pays, tout en désenclavant l’Amérique Centrale. Pour beaucoup, la meilleure solution est de contourner l’obstacle.
Une des options proposées est de relier l’autoroute qui s’arrête à Yaviza, à la côte panaméenne. La Panaméricaine passerait alors dans des écosystèmes moins délicats. Une fois sur la côte, une liaison par ferry vers la Colombie pourrait faire le raccord avec la Panaméricaine. Dans les années 1990, un ferry fourni par Crucero Express faisait déjà la jonction par la mer. Mais dès 1997, il cessa de fonctionner.
Pour toutes ces raisons, la Panaméricaine est vouée à rester inachevée encore longtemps. Entre les défis écologiques, les tensions diplomatiques et les considérations humanitaires, les obstacles sont nombreux. Rajoutez à ça les moyens immenses qu’il faudrait pour une construction de cette ampleur dans un milieu aussi hostile, et voilà pourquoi aucune route ne raccorde l’Amérique du Nord et du Sud. Tant pis pour le road-trip…