“Jamais une femme ne fut si savante qu’elle, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : c’est une femme savante”. Voilà comment Voltaire parlait d’elle dans l’une de ses correspondances. Emilie du Châtelet est un nom qui ne vous dit sûrement rien, et pourtant ! Grande figure des Lumières, scientifique, philosophe, traductrice de Newton, amante de Voltaire au point d’être considérée comme sa muse, la marquise du Châtelet brille dans un siècle pourtant si masculin. Découvrons donc ensemble le portrait de cette femme fascinante, la première grande intellectuelle et scientifique française.
Une enfance privilégiée, un destin hors norme
Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil naît en 1706 à Paris au sein d’une famille de la noblesse. Son père, Louis Nicolas Le Tonnelier de Breteuil, baron et officier de la Maison du roi sous Louis XIV, occupe la fonction prestigieuse “d’introducteur des ambassadeurs” à la cour du Roi Soleil. En d’autres termes, il est chargé de conduire les visiteurs étrangers à l’audience du souverain.
La jeune Emilie a donc la chance de grandir dans un milieu mondain, proche de l’aristocratie et des grands esprits de l’époque. Très tôt dans sa vie, elle rencontre par exemple quelques grands noms de la littérature, comme le poète Fontenelle, ou le dramaturge Jean-Baptiste Rousseau.
Mais Emilie du Châtelet a surtout la chance de recevoir une éducation importante pour une jeune fille de ce siècle. En effet, son père, convaincu de son intelligence, lui offre la même instruction qu’à ses frères. Ainsi, il engage des précepteurs qui lui enseignent le grec ancien, l’allemand, le latin, et qui l’initient également aux sciences et aux mathématiques. Douée également pour la musique, elle apprend le clavecin, et chante de l’opéra.
Mais c’est surtout pour la “philosophie naturelle” qu’Emilie développe un intérêt particulier. A cette époque, la philosophie naturelle est le nom que l’on donne aux sciences qui expliquent les lois du vivant et de l’univers. Cela correspond en quelque sorte à la physique et aux mathématiques.
La science comme passion, la liberté comme moteur
Emilie devient donc rapidement une femme érudite. Élève brillante, elle est vite obsédée par le fait de comprendre comment s’organise l’univers. À 19 ans, elle épouse le marquis Florent Claude du Châtelet, militaire et seigneur de Bourgogne âgé de 11 ans de plus qu’elle.
Une nouvelle fois, Emilie du Châtelet a de la chance. Son mari, souvent absent à cause de sa carrière, n’est pas un homme autoritaire. Au contraire, il comprend très vite que sa femme possède des capacités intellectuelles bien supérieures aux siennes. Il lui laisse donc toute liberté de vivre de ses passions. En réalité, ce mariage n’est pas une union d’amour. Les deux époux en sont conscients, et choisissent de vivre en amis plutôt qu’en conjoints. Tout cela dans la tolérance, et le respect des libertés de chacun.
Emilie du Châtelet est donc une femme libre. Libre notamment d’assouvir sa passion pour les sciences. En 1732, elle décide de s’installer à Paris pour y fréquenter les grands scientifiques de l’époque. Elle fait par exemple la rencontre de Pierre Louis Moreau de Maupertuis, grand savant français qui fut le premier à répandre les théories d’Isaac Newton en France. Maupertuis lui enseigne les mathématiques, en plus de devenir son amant.
Toujours en quête de recherche scientifique, Emilie souhaite participer aux débats scientifiques. Le problème, c’est que les conférences de l’Académie des Sciences sont interdites aux femmes, tout comme l’entrée dans les cafés où se déroulent certains débats.
Mais ça, Emilie n’en a que faire ! En 1734, elle se déguise en homme pour rentrer dans le Café Gradot à Paris pour participer aux débats scientifiques avec les plus grands. Elle y rencontre notamment Leonhard Euler, Johann König ou encore Daniel Bernoulli. Mais c’est surtout sa rencontre avec Voltaire qui marquera sa vie.
Emilie du Châtelet et Voltaire : Amour et intellect
C’est en 1733 qu’Emilie rencontre Voltaire. Elle a alors 27 ans, tandis que Voltaire est âgé de 39 ans, ce qui ne les empêche pas de devenir inséparables. Mais leur relation va bien au-delà d’une simple histoire d’amour. Dès 1734, Madame du Châtelet propose à Voltaire de se retirer dans son château de Cirey, en Lorraine.
Coupés de tout, les deux amants transforment le lieu en véritable laboratoire. Ils y expérimentent les lois de la physique, et approfondissent leurs savoirs philosophiques. Voltaire, influencé par Emilie, développe son savoir sur les sciences et publie en 1738 son “Éléments de la philosophie de Newton”, dans lequel il tente de vulgariser les théories du savant anglais.
De son côté, Emilie du Châtelet entreprend ses propres recherches. Elle écrit par exemple un traité sur l’énergie cinétique, ainsi qu’un mémoire sur la nature du feu. Il s’agit d’ailleurs du premier travail scientifique d’une femme à être imprimé par l’Académie des Sciences de Paris. S’il est d’abord publié anonymement en 1739, il sera par la suite réédité à son nom en 1744.
Le projet de sa vie reste sa traduction des “Principia Mathematica” de Newton, qu’elle entreprend sur les conseils de Voltaire. Une œuvre colossale qu’elle enrichit de ses commentaires et de ses propres démonstrations, et qui fait encore autorité aujourd’hui. Cette traduction permet de rendre Newton beaucoup plus accessible qu’avant.
Mais avec les années, Voltaire et elle commencent à s’éloigner. Le philosophe, attiré par la politique et la philosophie, souhaite se rapprocher des cours européennes pour asseoir son influence, tandis qu’Émilie continue ses recherches scientifiques. En 1744, Émilie quitte progressivement Cirey et retourne à Paris où elle poursuit ses travaux. Voltaire, de son côté, part pour la cour de Frédéric II, roi de Prusse.
Emilie du Châtelet, femme de science reconnue, héritage éternel
Malgré la distance et les tensions amoureuses, Emilie du Châtelet et Voltaire resteront des amis intimes jusqu’au bout. En 1746, la marquise s’installe un temps à Lunéville, à la cour du roi Stanislas, l’ancien roi de Pologne qui est alors duc de Lorraine. Elle y fait la rencontre de Jean-François de Saint-Lambert, un poète et militaire plus jeune qu’elle, avec qui elle entame une nouvelle relation amoureuse.
Même si cette histoire est bien moins passionnelle que celle avec Voltaire, elle permet à Emilie de trouver un nouvel équilibre. En parallèle de ses travaux sur Newton, la marquise se consacre à la théologie et à la philosophie. C’est là qu’elle écrit son “Discours sur le bonheur“, un texte profondément personnel où elle expose ses pensées sur la quête du bonheur et l’importance de la liberté, de la passion et du savoir. Ce traité, influencé par ses relations tumultueuses avec Voltaire et Saint-Lambert, illustre sa philosophie de vie.
Tous ces travaux marquent les communautés scientifiques de l’époque, y compris à l’étranger. Malgré les préjugés de son temps, Émilie du Châtelet s’impose comme une scientifique respectée. En 1746, des experts allemands la classent parmi les dix savants les plus célèbres du monde. Elle est même admise à l’Académie des Sciences de Bologne, la seule d’Europe ouverte aux femmes.
Malheureusement, son destin bascule en 1749. Âgée de 42 ans, Emilie du Châtelet tombe enceinte de Saint-Lambert. Cette grossesse tardive est très risquée, et la marquise le sait. Consciente des risques, elle accélère sa traduction de Newton et dicte ses corrections jusque dans les derniers jours de sa vie.
Le 10 septembre 1749, elle donne naissance à une petite fille qui ne survivra que quelques mois. Émilie, affaiblie, meurt d’une infection liée à l’accouchement 6 jours plus tard, laissant un héritage scientifique gigantesque derrière elle. Voltaire, l’amour de sa vie, est désemparé et souffre de dépression. Il écrira : “J’ai perdu la moitié de moi-même, un ami de vingt ans que j’avais vu naître. Un grand homme qui n’avait de défaut que d’être femme”.
Aujourd’hui encore, l’héritage scientifique d’Emilie du Châtelet perdure. Ses travaux, notamment sur Newton, restent une référence incontournable de la physique. Mais plus que son impact sur la science, elle incarne la lutte des femmes pour la reconnaissance intellectuelle et scientifique. Emilie du Châtelet, dont le nom est trop souvent oublié, a pourtant ouvert la voie à des figures comme Sophie Germain et Marie Curie, légitimant la place des femmes dans le domaine scientifique.