Dire “merde” à quelqu’un pour lui souhaiter bonne chance, c’est un concept. L’expression est tellement ancrée dans le langage courant que la référence aux excréments se remarque à peine. Certes, l’idée n’est pas littéralement d’être enseveli sous un bon tas de merde pour avoir un bon karma. Toutefois, cette expression établit bien un lien de cause à effet entre ce fameux tas de merde et une potentielle chance décuplée.
Le XVIIIe siècle : l’ère des calèches et des crottins
Que ce soit pour exprimer la surprise, l’agacement, ou l’angoisse, on adore lâcher un petit “merde !” quand la situation s’y prête. C’est tellement libérateur. Mais avant de devenir une grossièreté ou une insulte, l’expression “merde” servait surtout à souhaiter “bonne chance”. Le concept prend naissance à Paris au XVIIIe siècle dans le monde du spectacle. À l’époque, sur les grands boulevards parisiens, les théâtres s’enchaînaient les uns après les autres et étaient des lieux de rencontre qui attiraient les foules. Pour s’y rendre, le public se déplaçait en calèches ou en voitures tirées par des chevaux.
La plupart des spectateurs se rendaient au théâtre en calèche. Cela pouvait d’ailleurs s’avérer difficile, particulièrement depuis que certains demandaient à leur cocher de les déposer aussi près que possible de l’entrée du théâtre. Les gardes avaient l’ordre strict de faire circuler les calèches et de laisser les entrées de théâtre dégagées, en vain. Quoi qu’il en soit, il y avait des chevaux partout dans les rues. Vous ne serez sûrement pas surpris d’apprendre qu’ils faisaient des crottins. De facto, à la fin d’une représentation, plus il y avait de crottins devant l’entrée du théâtre, plus cela signifiait que les spectateurs y étaient venus nombreux.
Superstition : “merde” pour souhaiter bonne chance
Le théâtre a connu un renouveau à partir du XVIIIe siècle, grâce à la naissance d’un nouveau genre : le drame bourgeois. Entre comédie et tragédie, les pièces illustrent les idées des philosophes des Lumières tels que Voltaire, Diderot ou Marivaux. Le théâtre prend alors une place nouvelle dans les mœurs. Plus qu’un divertissement, il permet au public de porter un regard critique sur la société. En parallèle, les représentations populaires des théâtres de foires se multiplient et l’accès au théâtre se démocratise. Les billets les moins chers à la Comédie-Française, qui donnaient accès au parterre, coûtaient en effet l’équivalent d’un jour de gages pour la plupart des travailleurs manuels.
On raconte qu’à cette époque, les directeurs de théâtre avaient une manière bien particulière d’évaluer la concurrence. Lors des représentations, ils auraient pris l’habitude de sortir dans la rue pour inspecter les tas de crottins des voisins. Une fois n’est pas coutume, un tas conséquent pour la première d’une pièce n’était pas un gage de succès. La nouveauté attire les foules, rien de plus. Toutefois, des tas de crottins à répétition devant un théâtre étaient sans aucun doute synonymes d’une pièce à succès. Depuis cette époque, dans le monde du théâtre, souhaiter “merde” à un acteur, c’est espérer pour lui qu’il ait du succès lors de ses pièces. Au fur et à mesure, les comédiens et musiciens ont pris l’habitude de se dire “merde” (et surtout pas “bonne chance“) pour se donner de la force et se souhaiter le meilleur avant chaque représentation.
Aujourd’hui, l’expression “merde” est toujours bien ancrée dans la culture française. Elle est à présent utilisée à toutes les sauces pour souhaiter bonne chance. Toutefois, entre comédiens, elle prend des airs de superstition. Souhaiter “bonne chance” au lieu de “merde” serait même un présage de mauvaise augure. Attention à qui vous vous adressez. Allez, bonne chance !