Histoire et secret des monuments aux morts français

La mairie, l’église, l’école publique, et le monument aux morts, voilà les piliers de n’importe quelle ville ou village français. Les monuments aux morts sont omniprésents dans le paysage urbain de la France. Le pays en compte aujourd’hui environ 30 000, ce qui en fait le monument le plus fréquent sur le sol français. Si l’édification des premiers monuments aux morts remonte à 1870, c’est surtout après la guerre de 14-18 qu’ils fleurissent partout en France. Mais derrière une apparente uniformité des monuments se cachent parfois des sens bien précis et des messages cachés...

Aux origines des monuments aux morts: La guerre franco-prussienne de 1870

Cela va sûrement vous étonner, mais le premier exemple de monument aux morts français, portant le nom de soldats tombés sur le front, commémore une bataille de la guerre d’indépendance des États-Unis ! Il s’agit de la porte Désilles, à Nancy, construite entre 1782 et 1784. Ce monument rend hommage aux Nancéiens morts durant la bataille de Yorktown en 1781. Mais il s’agit là d’un cas isolé. 

La porte Désilles à Nancy, premier monument aux morts avec les noms des soldats
La porte Désilles à Nancy

En effet, les monuments aux morts commencent vraiment à s’implanter au lendemain de la guerre franco-prussienne de 1870. Dans le traité de Francfort, mettant fin au conflit, les deux États font la promesse d’entretenir les tombes des soldats sur leur sol respectif.

En 1890, une loi confie la responsabilité de l’érection de monuments aux communes. Chaque ville, chaque village, a donc la responsabilité de bâtir des édifices rendant hommage aux victimes de la guerre. En devenant une compétence communale, les monuments aux morts vont alors se multiplier rapidement sur tout le territoire.

Avec ces monuments, la France entretient l’esprit de revanche face aux Allemands après la défaite de 1870. La IIIe République en place se sert de ces monuments pour construire son roman national. Déjà, la France prépare les futures générations au retour de la guerre contre les Allemands. 

À cette époque, peu de monuments affichent le nom des soldats. L’utilisation des plaques d’identifications militaires n’était pas encore répandue. Il était donc difficile d’établir des listes claires des victimes. Avec la guerre de Sécession aux États-Unis, l’utilisation de la plaque d’identité militaire devient courante. Elle se généralise concrètement en France lors de la Première Guerre mondiale. 

Le tournant de la Première Guerre mondiale

De 1914 à 1918, la Première Guerre mondiale, véritable carnage de masse, fait plus de 18 millions de morts en Europe. En quatre années de guerre, c’est plus de 1,7 million de Français qui perdent la vie. Le traumatisme est omniprésent. Dès 1919, les peuples européens mettent en place des commémorations pour rendre hommage à ces millions de victimes. Entre 1919 et 1925, une série de lois est adoptée en France pour commémorer les générations perdues à travers l’érection de monuments un peu partout sur le sol français. C’est une véritable frénésie commémorative qui se met en place.

Dans un premier temps, ces monuments sont censés répondre à la problématique du deuil, et à ce que l’on a appelé la “démobilisation des morts”. En effet, dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, les familles de soldats morts au front ne pouvaient pas demander à récupérer le corps des défunts. Les morts devaient rester au front, là où ils sont tombés, aux côtés de leurs frères d’armes. 

Les choses changent en 1920 lorsqu’une loi est votée pour rendre possible la démobilisation des morts. Les monuments aux morts, avec l’obligation d’inscrire le nom des soldats, permettent alors aux familles de faire leur deuil. Et cela dans un processus de mémoire collective. La Nation française se ressoude autour de ses monuments. Symboliquement, la tombe du Soldat inconnu devient la tombe d’un mari pour toutes les veuves, d’un père pour tous les orphelins.

La tombe du soldat inconnu, placée sous l’Arc de Triomphe le 11 novembre 1920
La tombe du soldat inconnu, placée sous l’Arc de Triomphe le 11 novembre 1920

Entre 1918 et 1925, quinze monuments par jour sont érigés en France. Chaque commune peut alors construire son propre monument. Un véritable culte laïque se met en place dans la France d’après-guerre. Les longues listes de noms venant témoigner de l’ampleur de l’hécatombe. 

La typologie des monuments aux morts

Même si l’on a tendance à penser que ces monuments se ressemblent tous, ils possèdent en réalité leurs propres symboliques et significations. Ils témoignent des passions et des débats qui animaient la France après 1918. 

L’emplacement du monument, par exemple, permet de comprendre le positionnement politique d’une municipalité. Un monument au milieu d’un cimetière ou devant une église témoigne d’un républicanisme clérical, des valeurs plutôt marquées à droite. Un monument situé dans un espace républicain, comme la mairie, l’école ou la place du village, démontre au contraire des valeurs républicaines et laïques, et donc un peu plus marquées à gauche. Au-delà du positionnement politique, un édifice dans un endroit reculé marque le besoin de recueillement et de solennité. L’édifice dans un lieu public avec du passage marque, lui, plutôt l’importance du devoir de mémoire s’imposant à la vue de tous. 

Pour ce qui est de l’esthétique, là encore ce n’est pas du hasard. Souvent, les monuments aux morts représentent un obélisque, symbole de la victoire. Cet obélisque peut être accompagné d’une statue de soldat en uniforme, brandissant le drapeau français ou une couronne de laurier, voire même d’un coq gaulois. On parle alors de “patriotisme victorieux“. 

Le Poilu victorieux, exemple d’une représentation de patriotisme victorieux
Le Poilu victorieux, exemple d’une représentation de patriotisme victorieux.

On retrouve également des symboles de patriotisme sacrificiel: des soldats gisants, donnant leurs vies à la patrie et dont les représentations rappellent celles de Jésus. Dans ce genre de représentation, le message est clair: Même si elle a coûté très cher à la France, la victoire est là.

Dans un tout autre style, il existe aussi des monuments prônant des valeurs beaucoup plus pacifiques. Souvent, ce type d’édifice est présent dans les villes qui ont le plus subi les violences de la guerre. Maudissant la guerre et son coût humain, ou mettant en scène des orphelins ou des veuves, il s’agit là surtout d’une condamnation ferme de la guerre. Ici, on insiste sur l’écrasant poids des morts sur la société d’après-guerre, et sur l’absence qu’ils laissent derrière eux. 

“Maudite soit la guerre”, exemples de monuments aux morts pacifistes.
“Maudite soit la guerre”, exemples de monuments aux morts pacifistes.

Cas particulier et évolution des monuments aux morts

Ces questions d’emplacement ou d’esthétique étaient loin d’être anodines. De vifs débats animaient les municipalités de l’époque sur le sens que l’on voulait donner aux monuments. N’oublions pas qu’il existait un véritable marché économique du monument aux morts. Les villes pouvaient commander leur monument dans des catalogues de sculpteur. C’est aussi cela qui donne l’impression que tous les monuments se ressemblent. 

Catalogue publicitaire pour des monuments aux morts édité en 1922.
Catalogue publicitaire pour des monuments aux morts édité en 1922.

À l’intérieur de cette apparente uniformité, on peut trouver des monuments qui sortent un peu de l’ordinaire. L’Alsace-Lorraine tient une place bien particulière par exemple. Française avant 1871, puis allemande avant de redevenir française après 1918, son histoire se retrouve dans sa manière de commémorer les morts. À Strasbourg, un monument aux morts représente deux soldats sans uniformes, réunissant les Allemands et les Français dans leur deuil. 

Le monument aux morts de Strasbourg, construit en 1936 et situé Place de la République
Le monument aux morts de Strasbourg, construit en 1936 et situé Place de la République

Avec le temps, les monuments aux morts ont évolué. Parfois détruits durant la Seconde Guerre mondiale, certains d’entre eux se sont vus ajouter les noms des nouveaux soldats morts entre 1939 et 1945. Dans d’autres cas, on ajouta également les victimes des guerres coloniales. Finalement, les monuments aux morts de la Première Guerre mondiale ont absorbé toutes les guerres, devenant le lieu de toutes les commémorations

Le monument aux morts est donc un objet paradoxal. Figé dans les lieux et dans la pierre, mais mouvant dans les noms qui s’ajoutent au fil des grands conflits du XXe siècle, l’édifice tente finalement d’animer la mémoire en nous rappelant les tragédies du passé. Avec le temps, le sens des monuments aux morts a changé. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de glorifier un passé guerrier ou des actes héroïques, mais surtout d’entretenir le devoir de mémoire.

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