Très valorisée dans l’Antiquité, l’importance des relations amicales a peu à peu été reléguée à la sphère privée. Du moins, jusqu’à aujourd’hui. Que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Espagne, nombreux sont ceux qui souhaitent redonner à l’amitié ses lettres de noblesse. Certains demandent même une reconnaissance légale des liens unissant les amis, ou ces fameuses “âmes sœurs”. De la même manière qu’il existe un ministère des Familles, pourquoi ne pas imaginer un ministère de l’Amitié ?
L’amitié, une question de temps
“Les hommes sont naturellement portés à l’amitié”, d’après Socrate, père de la philosophie. Une définition de l’amitié bien noble. Toutefois, derrière ce caractère inné, il semblerait qu’on ne puisse s’empêcher de nouer des liens à des fins personnelles. Cela serait-il incompatible avec la construction d’une amitié sincère ? Pas forcément. En réalité, au fil de l’histoire, la notion d’amitié a considérablement évolué dans la manière d’être vécue et perçue. Dans l’Antiquité, l’amitié est fondée sur le respect et l’admiration mutuelle des qualités morales. Une relation vertueuse perçue comme le summum des relations humaines. Mais au Moyen Âge, les temps sont plus durs. Les relations prennent une connotation plus symbolique. L’amitié se manifeste souvent au sein des communautés religieuses, où elle devient une relation fraternelle et spirituelle. Une forme de “bromance” version Moyen Âge.
Influencé par les textes bibliques, l’idéal chrétien d’amitié repose sur le sacrifice, la charité et l’amour du prochain. Des notions qui semblent nécessaires à l’équilibre des sociétés médiévales, aidant à maintenir l’ordre par le respect d’autrui. À la Renaissance, l’amitié redevient un sujet d’intérêt philosophique. Des écrivains comme Montaigne, dans son célèbre essai sur l’amitié, dépeignent l’amitié comme une relation unique et sincère. Montaigne célèbre son ami Étienne de La Boétie comme un alter ego. Pour lui, l’amitié se nourrit de l’échange intellectuel et de la confiance totale et dépasse les liens familiaux. En réalité, la valeur des relations amicales est intrinsèquement liée au contexte social dans lequel elles évoluent. Au siècle des Lumières, l’amitié est perçue comme un moyen d’explorer les idéaux de liberté, de solidarité et d’épanouissement personnel. Des figures comme Voltaire et Diderot célèbrent l’amitié comme un remède contre la solitude et l’isolement.
L’amitié, une douce passion ?
Comme celle de Gauguin et Van Gogh, l’amitié passionnelle devient de plus en plus assumée. En 1888, sur les fondements d’une solide amitié, les deux peintres décident de créer une communauté d’artistes avant-gardistes ensemble. Gauguin rejoint Van Gogh à Arles dans la “Maison Jaune” que ce dernier loue, où il reste un peu plus de deux mois. Ils vivent ensemble, partagent les frais, peignent les mêmes sujets et boivent beaucoup d’absinthe. Malheureusement, leur relation se dégrade, et la cohabitation devient impossible. Après une violente dispute sur la peinture, durant laquelle Van Gogh aurait menacé Gauguin avec un couteau, ce dernier, effrayé, quitte les lieux.
Pris d’un accès de folie, Van Gogh se mutile l’oreille gauche pour finalement l’offrir à une prostituée qu’il fréquentait régulièrement. Chacun son truc. Bien que les deux peintres ne renouèrent jamais, Gauguin, lors de son séjour à Tahiti, peindra des tableaux aux motifs floraux en hommage à son ami. Avec l’émergence de la psychologie et de la psychanalyse, l’amitié prend des formes plus diversifiées, moins binaires. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements pour la liberté individuelle et sexuelle renforcent les liens d’amitié. Elle devient une forme d’intimité choisie et volontaire, distincte des relations familiales. Les amitiés peuvent être intenses et singulières. Aujourd’hui, la notion d’amitié continue d’évoluer avec les nouvelles technologies. Les réseaux sociaux et les applications permettent d’élargir le cercle d’amis à travers le monde, tout en redéfinissant ce qu’est l’amitié.
Un ministère de l’amitié
Aujourd’hui, l’amitié tend à devenir plus virtuelle, se traduisant souvent par des relations moins profondes mais plus nombreuses. Toutefois, nous n’en restons pas moins en quête de liens authentiques et profonds, comme en témoignent les tendances vers des “tribus” d’amis proches. Dans cette optique, certains pays occidentaux appellent à revaloriser l’amitié sur le plan juridique. La romancière allemande Paula Fürstenberg milite, par exemple, pour la création d’un ministère de l’amitié. Selon elle, l’amitié serait la forme de relation la plus durable et la plus apte à surmonter les crises. Capable de rassembler aussi bien deux personnes que cinquante, l’amitié joue un rôle capital dans les relations sociales, mais elle n’est pas reconnue juridiquement.
En Allemagne, le gouvernement envisage la création d’un nouveau statut de “communauté de responsabilité”, permettant aux amis de partager certains droits, comme l’accès au dossier médical d’un ami en cas d’hospitalisation. Paula Fürstenberg propose d’aller encore plus loin, en repensant les règles fiscales ou celles de l’héritage à l’aune de l’amitié. D’autres suggèrent des initiatives comme des “allocations amicales” à l’instar du dispositif existant pour les conjoints avec le PACS. En France, certains réclament également un ministère de l’amitié, comme le sociologue Geoffroy de Lagasnerie. Selon lui, de nombreuses personnes ne se reconnaissent pas dans les cadres institutionnels qui régissent leur existence. Une égalité de traitement entre l’amitié et le mariage pourrait contribuer à résoudre les problèmes de solitude qui rongent nos sociétés.
Bien que la notion d’amitié ait évolué au fil des époques, elle conserve une constance : c’est une relation privilégiée qui enrichit la vie humaine. Si ce n’est pas demain que l’amitié rivalisera avec le mariage ou le couple, elle mérite sans doute au moins le début d’un cheminement, d’une réflexion, en vue d’inventer, pourquoi pas, une autre manière d’exister.