“Damnatio memoriae”: L’art de l’oubli dans l’Histoire

En histoire, il existe toutes sortes de condamnations, de tortures, de châtiments, de punitions. Il s’agit là d’un sujet où l’Homme n’a pas manqué d’inspiration ! Pourtant, il existe une pratique qui fait office de pire condamnation de l’Histoire : la damnatio memoriae. Effacer de l’Histoire et condamner à l’oubli éternel, n’est-ce pas là la pire condamnation possible ?

Damnatio memoriae: Condamner la mémoire

La pratique de la damnatio memoriae apparaît officiellement à la Rome antique. Cette locution latine, signifiant “condamnation de la mémoire“, était une punition censée frapper un coupable au-delà de sa propre mort.  À l’époque, il s’agissait d’une condamnation grave que l’on réservait donc à des coupables de haute importance. Politiques corrompus, empereurs déchus, traîtres… Le but était d’effacer toutes traces de l’existence du condamné, comme si l’individu n’avait jamais existé.

Si nous remontons un peu le fil du temps, pour revenir à l’époque de l’Égypte Ancienne, on retrouve des intentions similaires d’effacement de la mémoire. À cette époque, cette forme de condamnation avait plus l’aspect d’une malédiction, au sens propre du terme. Le condamné, une fois au royaume des morts, était maudit afin qu’il ne puisse revenir, lui ou sa force mystique, dans le monde des vivants. 

Au-delà d’une condamnation pour des actes malveillants et néfastes, il s’agissait aussi d’un instrument politique. La reine-pharaon Hatchepsout, au XIVe siècle avant notre ère, fut effacée des textes et des monuments. Le but étant de remplacer son nom, par ceux de son père et son frère. Son successeur, Thoutmôsis III, qui était à la fois son neveu et son beau-fils (les relations familiales égyptiennes sont parfois complexes), cherchait à effacer la légitimité de sa tante pour faire oublier qu’elle était l’héritière directe. Ainsi, il pouvait rétablir l’ordre de succession en faveur de sa propre dynastie.

Fresque du temple d’Hatchepsout à Deir El Bahari. A gauche, les inscriptions évoquant Hatchepsout ont été détruites. A droite, celles de Thoutmôsis III sont intactes.
Un des premiers exemples de damnatio memoriae.
Fresque du temple d’Hatchepsout à Deir El Bahari. À gauche, les inscriptions évoquant Hatchepsout ont été détruites. À droite, celles de Thoutmôsis III sont intactes.

Manipuler le passé pour servir le présent

Si nous revenons à l’époque de Rome, l’utilisation de cette mesure comme censure du passé et effacement de la mémoire n’était pas rare. Le Sénat votait la damnatio memoriae contre des personnes que l’on voulait faire oublier. L’objectif était d’abord de maudire leur mémoire, mais c’était également un moyen de faire oublier des événements tragiques. Cette condamnation entraînait la destruction des statues représentant la personne condamnée, mais aussi l’effacement des noms sur les monuments publics, les monnaies à son effigie, et pouvait même s’étendre aux documents publics et privés. 

Ce fut par exemple le cas de Néron. Condamné à l’oubli par le Sénat qui souhaitait également faire oublier les faits auxquels il était lié : le grand incendie de Rome en 64, ou la conspiration de Pison en 65. Après sa mort, son nom a été systématiquement effacé des inscriptions et des monuments. Ses portraits ont également été modifiés ou détruits. Néron était devenu un paria.

La principale fonction de la damnatio memoriae était donc de punir. Cependant, il ne faut tout de même pas oublier qu’en réalité cette pratique est avant tout politique. Manipuler la mémoire est quelque chose qui ne s’est pas limité à l’Antiquité. On en retrouve des équivalents durant toute l’Histoire. Le portrait du doge de Venise, Marino Faliero, fut, par exemple, recouvert après son coup d’État manqué en 1355.

Ou encore, plus récent, le cas de Nikolaï Iejov, accusé de trahison pour une tuerie de masse qu’il a perpétrée sur ordre de Staline dans les années 1930. L’objectif était de dédouaner Staline des massacres malgré son implication indéniable. Pour cela, le pouvoir soviétique arrêta, tortura et assassina Iejov, puis l’effaça des photographies officielles.

Photographie de Staline avant et après la retouche effaçant Nikolaï Iejov à droite. Sorte de Damnatio memoriae moderne.
Photographie de Staline avant et après la retouche effaçant Nikolaï Iejov à droite 

La damnatio memoriae soulève des questions sur la manière dont nous interprétons l’histoire et la façon dont le contrôle de l’information peut façonner notre compréhension du passé. Bien que cette pratique ait évolué avec le temps, elle continue de nous rappeler que la mémoire collective est un terrain de bataille pour le pouvoir et l’influence. 

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